Thursday, June 28, 2018

A une fois...



« A une fois… »





« A une fois… ». Les dernières paroles que j’ai entendues de ma mère avant son départ solitaire vers l’au-delà furent cet au-revoir intemporel. Cela faisait quelques années qu’elle prenait ainsi congé lorsque nous repartions de chez elle, la laissant seule dans sa grande maison…
Pourquoi avait-elle pris l’habitude de clore nos visites par cette expression, que je n’ai jamais entendu prononcer par personne d’autre ?
Il est vrai que nos visites, et encore plus celles de mes enfants et petits-enfants, n’étaient que de trop courts et trop rares moments au regard de ses longues journées trop monotones où elle ne voyait personne, et où elle n’avait quasiment personne au téléphone. Même les contacts avec ses plus proches voisins étaient rares, comme dans un peu toutes les cités pavillonnaires modernes où chacun se replie dans son petit confort égoïste une fois terminées les journées de travail à la ville…

Dans cet « à une fois », il y avait certainement l’espoir de nous revoir très bientôt pour chasser sa solitude et apporter un peu d’occupation à ses interminables journées qui se ressemblaient de plus en plus par leur fadeur. C’était la routine quotidienne du lever, suivi de la toilette, puis du petit-déjeuner pris tout en lisant le journal qu’elle recouvrait de ses annotations et commentaires crayonnés avant de remplir la grille de mots croisés. Ensuite, selon la météo, sa journée prenait un sens différent.
Si le soleil était de la partie, elle pouvait sortir dans son grand jardin dont elle cultivait avec passion tous les légumes qui constituaient sa principale nourriture (elle était tout comme moi végétarienne, depuis près d’une cinquantaine d’années, par amour des animaux), ainsi que les fleurs innombrables (il lui était arrivé d’en recenser plus d’une centaine d’espèces florales dans le jardin au cours d’une année).
Que surviennent les fortes chaleurs d’été, et elle était malheureuse de devoir passer ses journées à l’ombre et la relative fraîcheur d’une maison aux volets clos : à ces moments-là elle ne pouvait travailler le jardin qu’aux premières heures de la matinée et procéder à l’heure quotidienne d’arrosage qu’en début de soirée… Comment occuper ses journées dans la pénombre durant la canicule, alors que sa vue avait tellement baissé à cause du diabète et de la dégénérescence maculaire liée à l’âge (D.M.L.A.) ? C’était souvent à l’aide d’une loupe (en plus de ses lunettes) qu’elle lisait durant les longues heures de la nuit où le sommeil ne venait pas. C’était aussi aux heures de la nuit qu’elle rédigeait parfois ses impressions et souvenirs, sur des cahiers que je relis à présent pour renouer avec elle comme un dialogue avec l’au-delà où se repose désormais son âme…
Si les étés trop chauds pour travailler au jardin lui apportaient quand même les joies de la floraison de tant de belles fleurs et la belle croissance des légumes qu’elle surveillait avec la passion de l’amateur éclairé, c’est surtout la venue des jours froids avec l’arrivée de l’automne qui teintait son moral de grisaille, avant la longue période qu’elle nommait sa « déprime d’hiver » qui s’étirait jusqu’au retour des beaux jours de printemps.

L’impression de se sentir inutile, oubliée de tous dans un monde où elle ne servait plus à rien et où elle n’avait plus sa place, combien de fois nous en a-t-elle parlé !
Il faut reconnaître que, principalement pour les plus jeunes générations, c’était parfois pénible de l’entendre exprimer tant de négatif sur son moral, sur sa vue qui déclinait et son diabète, sur son manque d’occupations intéressantes, sur les longues journées sans personne à qui parler…Il était souvent difficile de trouver les mots pour lui remonter le moral, lui apporter des sujets positifs sur lesquels fixer son attention. Elle se faisait aussi beaucoup de soucis pour sa descendance, sur le monde d’aujourd’hui où les petits-enfants et arrière-petits-enfants auront à affronter tant de difficultés (la crise, le chômage, les conflits, les catastrophes écologiques, l’éducation qui « n’est plus ce qu’elle était », etc.).
Et donc, elle avait de moins en moins de visites pour la distraire d’un quotidien très monotone et qui ne lui apportait pas grande motivation…

« A une fois », cela voulait-il dire « à une autre fois », « à la prochaine fois » ?
Ou même plutôt, était-ce un « à bientôt, j’espère » que sa pudeur ou sa fierté l’empêchaient de formuler, lorsque nous n’avions pas convenu d’un rendez-vous précis pour des courses ou une visite au médecin ?
Ou bien, cela voulait-il dire « adieu, si nous ne nous revoyons plus, au cas où je pourrais enfin m’endormir de mon dernier sommeil… » ? En effet, cela faisait plus d’une dizaine d’années (si j’y réfléchis, depuis le décès de mon père, puis sa propre santé déclinant quand même au fil des ans) qu’elle nous rappelait de plus en plus souvent qu’elle ne se sentait plus aucune raison de vivre, hormis son jardin… Elle espérait s’endormir simplement un soir et « partir » pendant son sommeil. Elle ne voulait surtout pas décliner lentement entre maison de retraite et hôpitaux, loin de ses habitudes et de son jardin, et elle nous avait bien précisé que nous devrions nous opposer à ce que sa vie soit prolongée médicalement s’il lui arrivait quelque chose.

Ce jeudi-là, vingt-sept juin, elle était heureuse d’avoir pu faire avec moi ses courses en Allemagne, à une trentaine de kilomètres de son domicile, au supermarché de discount où elle aimait retrouver certaines de ses denrées préférées (notamment les Kaffeesahne – petites canettes de crème pour le café dont elle faisait à chaque fois la provision pour les deux à trois mois qui espaçaient nos expéditions en Allemagne).
Sur la route, alors que je conduisais, elle me parlait de sa vue qui était en bonne voie d’amélioration après l’injection de lutéine qui lui avait été faite trois semaines auparavant : depuis trois jours elle pouvait à nouveau lire tous les petits caractères d’imprimerie de son journal sans loupe ni lunettes, et appréciait ce progrès survenant après plusieurs semaines de grosse déprime.
Elle racontait aussi, comme souvent, beaucoup de ses souvenirs de jeunesse et de sa vie qui avait été bien remplie et occupée par du bénévolat au sein de nombreuses associations avant les années de solitude.
A l’aller, malgré un petit crachin intermittent, on voyait en ligne d’horizon la Forêt Noire où elle avait guidé maintes excursions en montagne pour des associations de marcheurs et de personnes âgées. Au retour, le temps était redevenu radieux, et tout le massif vosgien qu’elle avait tant parcouru depuis son enfance nous offrait un magnifique panorama. Rétrospectivement, je me dis que ses belles montagnes la saluaient ainsi de leur beauté au cours de ses dernières heures ici-bas…
L’ayant aidée à monter ses achats chez elle, je l’ai ensuite quittée car, l’après-midi n’étant pas trop avancé, elle envisageait une petite sieste avant ses émissions télévisées de début de soirée. Nous avions convenu que je la conduirais la semaine suivante à la poste et à l’hypermarché, mais sans en préciser le jour vu qu’elle venait de faire ses provisions.
C’est ainsi que, rejoignant ma voiture, j’entendis son ultime «A une fois... ».

Le lendemain, c’est sa voisine qui la trouva, dans la salle de bains où elle avait été terrassée par une crise cardiaque, trois semaines après son quatre-vingt-sixième anniversaire…