Monday, December 01, 2014

Saint-André à Guebwiller (quelques extraits des souvenirs d'enfance de Clementia, à paraître)

Saint André à Guebwiller

Marché de la Saint-André à Guebwiller 1958
© Clementia Garayt, collection personnelle de l'auteur

Vers la fin du mois de novembre, les préparatifs de Noël commençaient activement comme dans toute famille alsacienne.
Les traditions pâtissières d’Alsace sont particulièrement riches de recettes diverses qui nous viennent du fond des âges. Chaque famille a ses propres trucs et tours de main pour tant de douceurs dont les noms se prononcent différemment d’une ville à l’autre. Si les petits gâteaux de Noël s’appellent Wihnachtsbredele au Nord de l’Alsace, mon enfance guebwilleroise s’en souvient en tant que Wihnachtsbredala, ou Wihnachtsbredla.
Quand les maisons embaument les effluves de vanille et de cannelle des Bredla sortant du four, ou les arômes délicieux de pain d’épices, on sait que Noël pointe doucement le bout de son nez.

Fin novembre, le facteur apportait chez nous une grande enveloppe venant d’Allemagne : c’était le Wihnachtskalander[1] envoyé par Tanta Leni[2], la grand-tante qui vivait à Berlin.
Quand j’étais enfant, ces calendriers n’étaient pas aussi variés et extravagants que ceux que l’on trouve maintenant dans les magasins, où toutes les grandes marques de chocolats et de joujoux rivalisent de créativité pour proposer chaque années des produits trop chers pour de modestes budgets. Dans les années soixante, le calendrier d’Avent ressemblait aux cartes de vœux de fin d’année rehaussées de petites paillettes : un paysage d’hiver, unPère Noël, des angelots, des enfants devant le sapin ou jouant dans la neige…
Chaque matin de décembre, on cherchait la fenêtre à ouvrir qui correspondait à la date : c’était ainsi chaque jour une petite illustration se rapportant se rapportant à la période de l’Avent, que l’on découvrait ainsi. Et le vingt-quatre décembre, une fenêtre plus grande dévoilait l’image de la crèche avec l’Enfant Jésus entre ses parents. Ce calendrier, qui n’avait encore rien de gourmand, permettait aux enfants – même ceux qui ne savaient encore ni lire, ni compter – de patienter en « comptant les jours » jusqu’à Noël.
Quelques années plus tard, maman  trouva dans un magazine un modèle de calendrier d’Avent qu’elle confectionna sous la forme d’un bonhomme de neige en tapisserie au point noué sur toile de jute – un bonhomme blanc au chapeau haut de forme noir, sur fond rouge – cousant, sous cette image de laine, deux rangées d’une douzaine de poches en feutrine rose sur lesquelles elle avait brodé les dates de l’Avent. Ensuite, dans ce calendrier accroché au mur, elle glissait une surprise gourmande pour chaque jour : décorations de chocolat qui se mettent aussi sur le sapin de Noël (boule fourrée à la crème, praliné, bouteille fourrée de sirop liquoreux), bonbon, sucette ou autre petite sucrerie… Ce calendrier pouvait désormais servir chaque année. Plus tard, cette tapisserie du bonhomme de neige fut transformée en un coussin que mes enfants ont encore connu.

A Guebwiller, l’ambiance de Noël s’installait vraiment à partir du Marché de la Saint-André (Andreesmarkt), qui a encore toujours lieu le lundi précédant le six décembre, jour de la Saint-Nicolas.
Toute la rue de la République, l’artère commerçante de la ville, était animée de stands où l’on pouvait trouver son bonheur pour les préparatifs de Noël : sapins et décorations, ingrédients pour toutes les pâtisseries traditionnelles, idées de cadeaux…
Le vendeur de bonbons et petits gâteaux, qui était aussi chaque semaine au marché, avait pour la Saint-André un étalage plus grand, offrant un plus grand choix pour les gourmands.
Entre les divers bonimenteurs vantant de quasi-miraculeux et très modernes articles de cuisine (que l’on ne nommait pas encore gadgets), et les cris de marchands de linge de maison aux lots particulièrement attractifs, on rencontrait la camionnette de « Jojo l’Andouille » qui, revêtu de son costume folklorique, vendait ses spécialités charcutières bretonnes.
Un peu plus loin, on était attiré par les arômes alléchants de la barbe à papa et ceux des cacahuètes enrobées de praliné grillées sur place.
On pouvait aussi trouver pulls, écharpes et bonnets, chaussettes et gants bien chauds, à côté de pelotes de laine, ainsi que des bottes fourrées pour affronter les rigueurs de l’hiver et d’authentiques charentaises, auprès de plusieurs commerçants ambulants, qui avaient installé plusieurs étalages, de la Ville Basse à la Ville Haute.
L’arôme entêtant du vin chaud vous apportait ses enivrantes senteurs d’anis et de cannelle, invitant le chaland à prendre le temps d’une dégustation pour se réchauffer d’abord les mains autour du verre en Duralex, puis le cœur et le corps par le pouvoir merveilleux de ce nectar parfumé.
Chaque boucherie de la ville avait aussi devant sa boutique un stand bien achalandé en foie gras, terrines et pâtés en croûte, et toutes les variétés de charcuteries alsaciennes servies à la découpe. Le poissonnier-traiteur avait installé devant son magasin une rôtissoire d’où s’échappaient les arômes des poulets qui tournaient doucement en cuisant sur leurs broches. Plus loin, l’odeur des Werschtla[3] promettait aux amateurs un régal sur le pouce : deux saucisses avec un peu de moutarde et un peu de pain, sur une barquette de carton ­ (celle-ci était sans doute fabriquée chez Carto-Rhin, la cartonnerie locale).
Les drogueries-parfumeries aussi avaient un stand devant leur magasin, et l’on pouvait y voir, côtoyant des Hüaschtabumbum[4], des sous-vêtements chauffants contre les douleurs et les rhumatismes, des coffrets-cadeaux de parfumeurs réputés où se déclinaient tant de fragrances, du parfum au savon, en passant par le talc et le lait de toilette.
L’une des attractions principales du marché de Saint-André, c’était justement l’un des droguistes de la Ville Haute : « d’r Frick Popoli »[5], affublé d’une grosse tête d’ours brun en carton-pâte, à la manière des grosses-têtes carnavalesques. On entendait de loin sa voix de stentor annoncer « Do gebt’s Baradrack ! »[6]. En effet, il vendait des gros morceaux de réglisse (du même goût que le Zan, mais c’était encore plus corsé) qu’il débitait à l’aide d’un marteau depuis un gros pain de réglisse, selon le même principe que le sucre était mis en morceaux inégaux depuis un pain de sucre du temps de mes arrière-grands-parents. On repérait ce stand de loin, entre Popoli l’ours-vendeur et les senteurs fortes de la réglisse !
C’est connu, la réglisse est bonne contre la toux, de même que la sève de pin. Les bonbons à la sève de pin des Vosges étaient aussi présents au Andreesmarkt, avec la petite carriole d’un marchand forain, tirée par une charmante petite chèvre dont le but était d’attirer l’attention des enfants et d’émouvoir le cœur des passants, envers lesquels il faut reconnaître que le marchand exerçait quand même un léger chantage à l’affection, pour proposer ses lots de boîtes de bonbons en forme de cônes de sapin, qui étaient aussi agréables à la vue et à l’odorat que doux pour des gorges irritées par le froid.
Les boulangers avaient installé, devant leurs boutiques, des stands de petits pains où l’on trouvait plus particulièrement les typiques Schnackla[7], et aussi les Mannala[8]. On trouvait aussi des Btattschtal[9] géants et des Mannala de même grandeur (au moins une quarantaine de centimètres), qui étaient les cadeaux traditionnels entre parrain ou marraine et leurs filleuls.

Au cours de cette promenade rétrospective au Andreesmarkt de mon enfance, je ne dois surtout pas oublier de vous parler de tous les sujets de chocolat moulé, déclinés en plusieurs tailles sur les thèmes de Saint Nicolas et du Père Noël. On trouvait bien évidemment aussi les traditionnelles « langues » de Labküächa[10] que l’on surnomme aussi Waschbrattla[11] en raison de leur forme. Ces pains d’épices étaient la plupart du temps décorés d’une chromolithographie, belle image de papier très « kitsch » représentant le Saint Nicolas avec ou sans son âne, ou le Père Noël portant un petit sapin, ou des petits nains, ou des angelots, des écoliers – la fille revêtue d’un Dirndl [12] et le garçon de Lederhosen[13]… Quelle belle variété d’images colorées très prisées des collectionneurs !
Il y avait aussi des sortes de fouets faits d’un bouquet de fines branches sur lesquelles étaient accrochées quelques sucreries. Ces fouets étaient ceux que Saint Nicolas et son acolyte d’r Hans Trapp[14] donneraient aux enfants désobéissants comme seul cadeau, avec quelques morceaux de Baradrack, la fameuse réglisse symbolisant des crottes d’ours - ou pire encore : avec quelques vrais morceaux de charbon pour les enfants très désobéissants - lors de leur visite le soir de la Saint-Nicolas. Par contre, les sujets de chocolat moulé seraient offerts aux enfants sages avec des pains d’épices, quelques noix et quelques clémentines.

Parmi toutes les gourmandises d’un Noël alsacien, n’oublions surtout pas leBeerawecka[15], qui est une très énergétique spécialité faite de fruits séchés (poires, pommes, figues, pruneaux, noix, noisettes, amandes…) et d’épices, mélangés à une pâte à pain que l’on façonne sous forme de saucissons de toutes grandeurs avant de les cuire au four. Au marché de Saint André, on pouvait en acheter de déjà préparés, mais plusieurs stands vendaient aussi au poids les différents ingrédients, de même que les fruits confits et épices nécessaires à la confection des Bredala dont les recettes sont aussi nombreuses que variées.

Comme le marché de Saint-André précédait la fête du « grand Saint Nicolas », il n’y avait pas lieu de s’étonner de le rencontrer, se promenant en chair et en os parmi les chalands. Mais ce qui était plus étonnant, c’était de croiser en plusieurs endroits de ce marché des personnages costumés - s’agissait-il de sosies du Père Noël ou de Saint Nicolas ? - chacun accompagné d’un photographe qui mitraillait de son appareil les adultes accompagnés d’enfants, puis leur remettait un ticket pour le cas où les parents souhaiteraient se procurer un tirage de la photo-souvenir de leur bambin en compagnie de cet être mythique à la longue barbe blanche et au grand manteau rouge. Quel enfant pouvait encore croire auPère Noël, après en avoir rencontré plusieurs exemplaires différents en l’espace de quelques minutes à peine !

C’est à partir du lundi du marché de Saint-André qu’étaient allumées les illuminations de Noël. La série de guirlandes comportant chacune une grande étoile en son centre, qui formaient comme un chemin dans le ciel tout au long de la rue de la République, ainsi que les vitrines des commerçants, toutes plus originales et enchanteresses les unes que les autres, apportaient leur part de rêve dans les yeux des passants, petits et grands enfants : Noël approchait…







[1] Wihnachtskalander (en alsacien)  :Weihnachtskalender ou Adventskalender (en allemand) : calendrier de l’Avent

[2] Tanta Leni (en alsacien)  : Tante Lenchen  (en allemand) : Leni/Lenchen est le diminutif de Madeleine – ici c’était Magdalena, la plus jeune sœur de Grossvater (mon grand-père)

[3] Werschtla Knacks, saucisses de Strasbourg ou de Francfort

[4] Hüaschtabumbum : (alsacien) bonbons pour la toux

[5] « d’r Frick Popoli » : le célèbre Popaul, de son vrai nom Paul Frick, figure bien connue du Théâtre Alsacien de Guebwiller

[6] « Do gebt’s Baradrack ! » : « Ici, il y a de la crotte d’ours !»

[7] Schnackla : escargot, petit pain brioché aux raisins secs, dont la forme aplatie évoque le dessin en spirale d’une coquille d’escargot

[8] Mannala : petit pain brioché en forme de bonhomme, d’où le nom

[9] Btattschtal : Bretzels

[10] Labküächa : pain d’épices

[11] Waschbrattla : petites planches à lessiver

[12] Dirndl : robe folklorique du costume traditionnel de plusieurs régions d’Allemagne, Suisse et Autriche

[13] Lederhosen : culotte courte de cuir du costume masculin des mêmes régions que leDirndl

[14] d’r Hans Trapp : le Père Fouettard

[15] Beerawecka : littéralement, pain aux poires

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